Jouer aux apprentis traders avec l’IA : une fausse bonne idée ?
L’intelligence artificielle (IA) s’immisce de plus en plus dans divers aspects de notre vie quotidienne. Le secteur des Services Financiers n’est pas en reste, avec une adoption croissante d’outils d’IA par les investisseurs particuliers et les professionnels. Mais quels sont les véritables enjeux de cette révolution technologique ?
Olivier Tirmarche, associé chez Bartle et sociologue des organisations, nous offre son point de vue sur les questions cruciales telles que les avantages et les inconvénients de l’IA dans l’investissement, les risques associés, et l’impact potentiel sur le marché de l’emploi dans le secteur financier.
Services Financiers
François Diard
23 janvier 2024
5 mins
Nous observons de plus en plus de témoignages de particuliers qui disent investir avec des outils d’IA générative. Penses-tu que cela dope et facilite l’investissement des particuliers ?
Olivier Tirmarche : À mes yeux, les IA génératives s’inscrivent dans une certaine continuité : depuis la numérisation de la cotation et l’arrivée des mathématiques complexes sur les marchés de capitaux, les intermédiaires financiers n’ont cessé d’innover en matière d’outils d’aide à la décision. En « mâchant » encore davantage le travail de décision, les IA réduisent le coût cognitif de transaction pour les particuliers, donc abaissent les barrières à l’entrée.
En revanche, il y a des composantes de la décision humaine que les IA ne peuvent remplacer : le désir, la peur… Bref les émotions qui déterminent la propension à prendre des risques.
On peut s’attendre aussi à ce que les IA mises à disposition des particuliers aient toujours une longueur de retard sur celles utilisées par les professionnels ou institutionnels. Ces derniers tenteront toujours de prendre des « meilleures » décisions que les autres, les particuliers auront toujours un désavantage.
Au passage, il faut garder à l’esprit que si toutes les IA amenaient toutes aux mêmes « meilleures » décisions, autrement dit s’il n’y avait qu’une seule IA, il n’y aurait plus de marché, car il n’y aurait plus de liquidité : tous les agents se positionneraient simultanément soit à l’achat, soit à la vente.
Quel risque implique le recours croissant à ces outils ?
OT : Les outils d’aide à la décision peuvent donner l’illusion qu’on n’a plus besoin de comprendre le contenu des algorithmes ou la nature des produits, ainsi que leurs liens avec des grandeurs telles que la volatilité, les effets de levier… Souvenons-nous de ce qui s’est passé avec l’émergence de plateformes de trading : des particuliers ont investi sur des produits dérivés sans mesurer la prise de risque ; s’en sont suivies des catastrophes personnelles. Les particuliers continueront d’être exposés aux fausses promesses de richesse.
Les innovations en cours et à venir ne dispensent pas d’encadrer les pratiques, ce qui est le rôle de l’Autorité des Marchés Financiers.
À partir du moment où l’on se dit que les nouveaux outils ne dispensent pas d’une compréhension, cela signifie que les particuliers auront encore besoin de conseil, et les conseillers bancaires ou financiers auront besoin de monter en compétences pour bien conseiller. Je ne crois pas à une totale désintermédiation financière.
Et dans un contexte professionnel : penses-tu que cela puisse faciliter le travail des agents bancaires ou des conseillers en gestions de patrimoine ?
OT : Naturellement. Mais là encore, il faut prendre conscience que le monde de la finance utilise des IA depuis longtemps ! Qu’est-ce qu’un outil de scoring dans la banque commerciale, sinon une IA basique ? Et les algorithmes que fabriquent les quants sur les marchés de capitaux ?
Plus généralement, pour comprendre les effets des IA sur le travail, il faut d’abord saisir son essence : nous parlons d’automatisation ; automatisation de tâches cognitives en l’occurrence. Cette chose dite, nous pouvons ensuite tirer les leçons de précédentes vagues d’automatisation. Ce qui s’est passé au 20ème siècle dans l’industrie manufacturière ou l’industrie de flux nous fournit des repères.
Dans ces secteurs, l’automatisation n’a pas fait disparaître le travail, elle l’a déplacé. Pour caricaturer, disons que les opérateurs ont cessé de manipuler les produits et ont commencé à manipuler les machines. Le travail s’est déplacé vers la maintenance et le pilotage. Ceux qui survivent sont ceux qui apprennent à travailler avec les machines… Ce qui suppose de comprendre comment elles fonctionnent.
Une chaîne automatisée a toujours des extrémités. C’est aux extrémités que se placent les humains. Ce sont ces derniers qui appuient sur les boutons et qui fabriquent des boutons.
Si je comprends bien, les IA ne remplaceront jamais les humains ?
OT : Autant se demander s’il existe une ultime frontière entre la machine et l’humain ! Pour l’instant, les IA souffrent d’un « handicap » : elles n’ont ni sensations ni émotions. Or, ce sont des composantes essentielles de notre pensée. Nous désirons parce que nous avons des sensations. Nous nous engageons dans l’action et nous orientons notre attention parce que nous avons des émotions.
Je peux imaginer que les machines aient un jour des sensations et des émotions, mais je continue de croire à une ultime frontière : le choix éthique. Le choix éthique, c’est quelque chose qui surgit du néant, c’est un choix radical, au sens où la nature et la causalité ne nous les dictent pas.
Conclusion
L’intelligence artificielle est indéniablement une force perturbatrice dans les Services Financiers, offrant à la fois des opportunités et des défis. Nous tirons quelques leçons du propos d’Olivier.
La première est que les avancées actuelles sont des accélérations plus que des ruptures : l’automatisation n’est pas nouvelle, et l’IA dans la banque n’est pas non plus une totale nouveauté. Nous pouvons donc nous permettre d’extrapoler à partir de dynamiques historiques.
La seconde est qu’il y a des choix qui continueront de relever des humains : la prise de risque et la morale, toutes deux au cœur du travail financier.
La troisième est que les IA ne conduiront pas à une démocratisation totale de l’investissement financier. Elles réduisent les barrières à l’entrée, les coûts cognitifs des transactions, sans les faire disparaître. Quand on utilise des machines, reste au moins le besoin de comprendre ces machines.
La quatrième est qu’il est nécessaire de mettre en place des garde-fous, de cadrer les pratiques pour protéger les particuliers qui s’aventureraient dans l’utilisation des machines à investir.
Propos recueillis par :
François Diard – Consultant chez Bartle
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